Fête du printemps, un exotisme familier
En effet, je me remémorais une scène de famille banale avec ma mère, ma grand-mère et mes tantes, où nous faisions à manger ensemble. Ces jiaozi me faisaient penser aux samboussik que j’avais déjà essayé de préparer avec ma mère et qui ressemblaient aussi à des chaussettes. Et malgré le froid glaçant de l’hiver de Xiangtan, je me souvenais de scènes d’été au Liban, quand je rentrais voir toute la famille et que nous cuisinions un grand repas pour célébrer nos retrouvailles.
Un soir après le Nouvel An, nous sommes allés jouer au mah-jong avec la mère de mon amie et ses amies. En chinois, nous appelons une femme plus âgée (de l’âge de nos parents) « tante » et un homme plus âgé « tonton ». En libanais, la même dénomination est utilisée, ce qui accentuait cette impression de similitude et de familiarité. Alors que j’apprenais le mah-jong avec les ayi (les « tantes »), leurs mains étaient toujours occupées et elles jouaient de manière presque automatique. J’étais bien incapable de suivre leur rythme et la mère de mon amie me disait : « Petit Chu (mon nom chinois), allez ! Dépêche-toi de jouer, tu ne peux pas laisser les autres attendre comme ça ! » Mon amie riait, car elle non plus ne savait pas jouer aussi vite. Je me rappelle que nous buvions du thé et mangions des graines de tournesol. Ces scènes pour moi étaient celles de la vie courante en famille, que ce soit en France ou au Liban, lorsque nous étions assis avec ma grand-mère, mes tantes ou bien mes parents, à discuter et à s’échanger les dernières nouvelles.
Les autres soirs, nous retrouvions les amis de mon hôte ou nous allions boire des verres en mangeant des snacks (xiāo yè en chinois). Une nuit, nous nous sommes retrouvés autour d’une marmite de viande épicée avec des bières et nous nous sommes raconté nos aventures. Mon amie et ses copains riaient, se taquinaient comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Tout comme en France, lorsque je revois des amis d’enfance autour de frites ou bien de tartes flambées : nous nous racontons nos vies, comme si de rien n’était.
De grand-mère à grand-mère
Plus je passais de temps avec la famille et les amis de mon amie, plus je trouvais familiers les traditions et les rites sociaux qui entourent le Nouvel An chinois. J’y voyais là une simple occasion pour la famille et les amis de se réunir, de partager des moments ensemble. La notion de barrière culturelle n’existait pas pour moi, sûrement parce que je parlais le chinois, ce qui a facilité mon intégration. La locution de Charles Quint, Quot linguas calles, tot homines vales, est peut-être juste : « Autant tu pratiques de langues, autant tu es humain. » La connaissance du chinois et mon environnement multiculturel ont rapidement déconstruit l’exotisme autour de la Chine, telle qu’elle est décrite et enseignée.
À la fin de cette fête du Printemps, j’imaginais des scènes assez drôles, comme ma grand-mère libanaise et cette grand-mère chinoise préparant des jiaozi ensemble. Je me disais que même si elles ne parlaient pas la même langue, elles se comprendraient, ou bien elles échangeraient chacune dans leur langue, mais leurs us et coutumes, si proches, leur permettraient de transcender le langage.
En fin de compte, ce Nouvel An chinois, outre qu’il est basé sur le calendrier lunaire, est-il fondamentalement différent, étranger, exotique ? Comme Simone de Beauvoir l’a dit dans Le Deuxième Sexe : « On ne naît pas femme, on le devient. » Aussi pourrait-on dire : « On ne naît pas Français, on le devient », « On ne naît pas Chinois, on le devient ». Après ce Nouvel An, je m’étais rendu compte que je n’étais né ni Français, ni Libanais, ni Chinois, mais que je devenais ces cultures au fil du temps.
*GEORGIES SROUR est urbaniste. Il a fait des études en architecture à Beijing, puis en sinologie et en relations internationales à Paris.